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Free : le gratuit est-il la solution pour les media sur le Web?

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Free, the Future of a Radical Price

Chris Anderson, avec ce titre provocant, veut montrer qu’il serait temps pour les media de repenser leurs manières d’appréhender le web et notamment, pour certains, de changer complètement de business model, pour passer à la gratuité vis-à-vis du consommateur.

Chris Anderson est le rédacteur en chef de la célèbre revue américaine Wired et s’est fait remarquer, il y a déjà quelques années, par la remise au goût du jour du concept de Long Tail et par son livre homonyme. L’idée était que, grâce à la baisse constante des coûts de stockage et de transmission des biens et des informations, par ou grâce à l’Internet, il était désormais possible de répondre aux besoins particuliers de tout un chacun et de sortir du système contraignant des produits stars, des best-sellers, des hitsCela s’est vérifié dans le domaine du livre, avec des sites au catalogue gigantesque (Amazon) et encore plus avec des intitiatives récentes, comme celle de Google sur la librairie universelle, Google Books. Hélas, si vous êtes comme moi amateur de Nu Jazz, il est encore difficile de trouver des moyens légaux pour avoir accès à certains albums dans une qualité correcte, bien que des initiatives comme Qobuz soit intéressante. L’idée doit encore faire son chemin.

Chris Anderson poursuit donc son idée de manière radicale. Les coûts de stockage et de transmission de l’information, quelle que soit celle-ci (presse, livre, musique, vidéo…), sont en train de s’approcher de zéro. La gratuité de celle-ci va donc s’imposer et il convient aux entreprises de trouver d’autres moyens pour se faire rémunérer.

Je vous propose, dans un premier billet, d’examiner ce constat que je partage en très grande partie. Dans un second billet, j’aurai un regard plus critique sur les alternatives qu’il présente.

L’information ne coûte plus rien à stocker et à transmettre

C’est le point de départ du livre de Chris Anderson (et de son précédent ouvrage). Une sorte de corollaire de la Loi de Moore : si le prix d’unité de calcul sur un ordinateur est divisé par deux tous les 2 ans, les prix de stockage et de bande passante baissent encore plus. La déflation du coût des moyens de production dans le grand de l’Internet est de 50% par an. Ainsi, si YouTube ou Apple doivent dépenser 1 pour vous streamer une vidéo ou vous permettre de télécharger un morceau de musique, il leur coutera 0,5 demain. Ces coûts tendent donc vers 0 et Chris Anderson en déduit donc qu’ils sont devenus « too cheap to matter« . Bref, ces coûts n’ont plus d’importance et on peut dès à présent considérer qu’ils sont égaux à 0.

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Rien de très neuf dans cette affirmation. On voit ici une nouvelle transposition des idées de Serge Soudoplatoff, qui dès 2004, dans son ouvrage Avec Internet, où allons-nous? posait les bases de cette réflexion. Un bien matériel est par nature unique, chacun a un coût de production unitaire et son utilisation par une personne empêche une autre personne d’en jouir. Il en va tout a fait différemment des biens immatériels : depuis Guttenberg et l’invention de l’imprimerie, on sait que ce n’est pas parce que je lis un livre que mon voisin ne peut pas le lire. Là où Chris Anderson va un peu plus loin, c’est qu’il nous dit en plus que ce bien immatériel ne coûte plus rien à stocker et à distribuer : il n’y a plus besoin de papier, juste des 0 et des 1 sur un disque dur ou sur Internet, des 0 et des 1 qui ne valent plus rien. Le coût incrémental de production des biens immatériels est donc nul.

Ce petit podcast sur le Billaudshow avec Jean Michel Planche en guest star illustre, permet de bien comprendre cette idée :

De quoi tordre singulièrement le cou à un poncif que l’on nous ressert à chaque fois que l’on discute de piratage et qui nous a été resservi lors des discussions parlementaires sur la loi HADOPI : les pirates sont des voleurs. Et bien non, nous dit Chris Anderson, ils ne volent personne, car ils prennent quelque chose qui ne coûte rien. C’est d’ailleurs bien pour cela que, juridiquement, l’on parle de contrefaçon et non de vol. Pour ceux qui voudraient creuser cette question juridique, je les renvoie vers cet excellent billet de Maître Eolas.

Soudaplotoff, et dans sa lignée Chris Anderson, va plus loin : il y voit l’entrée dans l’Age de l’Abondance. Une utopie anarchiste?

L’Age de l’Abondance

Mais notre âge alors sera l’âge d’or. Léo Ferré

On arrive au moment le plus délicat, mais le plus intéressant de la démonstration d’Anderson, qui a valu à celui-ci des attaques assassines, notamment dans le New Yorker par un journaliste influent, Malcom Gladwell, qui l’a présenté comme un « technological utopian ».

L’idée est que, dans une économie numérique avec un nombre important d’acteurs et des barrières à l’entrée faible, le prix va naturellement s’aligner sur le coût incrémental. Si une entreprise peut gagner des parts de marché en baissant les prix, elle va le faire. Même en évitant de tenir compte du piratage, qui est par nature gratuit et illégal, on trouve de plus en plus d’exemple d’entreprises légales qui optent pour le gratuit.
Les exemples de services gratuits sur le web sont nombreux et Chris Anderson dissert longuement sur l’email. Celui-ci est devenu gratuit à la suite de la concurrence entre Google et Yahoo qui a abouti à un prix virtuellement nul à travers des boites emails sans limites de taille, sur fond de chute vertigineuse du prix du giga sur un serveur.

Pour les media, les exemples sont certes plus rares, mais on sent quand même des prix qui baissent de manière importante ou qui basculent du côté de la gratuité :

  • pour la presse, cela fait un moment que le tsunami est passé : les éditions papier des grands noms de la presse perdent chaque jour de la place face aux « gratuits » papier (Metro,…) et se demandent quoi faire sur le Web, mais le gratuit s’impose peu à peu.
  • pour le livre, comme je l’ai expliqué dans mon billet précédent, un nombre toujours plus important de livres libres de droits est accesible de manière gratuite ; le prix des autres va très certainement sérieusement baisser.
  • pour la musique, Apple a fait baisser de manière drastique le prix de la musique avec son morceau à $0,99 ou à 0,99€ (le fait que la disparition de la parité entre le dollar et l’euro n’ait pas modifié ces prix montre bien que ces prix sont arbitraires). Et quelques grands noms ont distribué leur musique de manière gratuite : Prince et Radiohead sont deux grands exemples.
  • pour la vidéo, des sites comme Hulu, créé à l’initiative des majors, montrent aussi que le gratuit pousse très fort.

Les détracteurs opposent que tout ceci n’est pas viable et que même si l’information est gratuite à stocker et à produire, elle reste chère à produire. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le prix d’un film d’Hollywood . L’argument a du sens, mais ne résiste pas à l’examen économique. Ce n’est pas parce que quelque chose est cher à produire que les gens vont accepter de le payer. Si on leur offre, une alternative, même de moins bonne qualité, les gens la choisisse en très grande majorité.

Comme l’a synthétisé Seth Godin, un autre gourou du Web, sur son blog :

The first argument that makes no sense is, « should we want free to be the future? »
Who cares if we want it? It is.
The second argument that makes no sense is, « how will this new business model support the world as we know it today? »
Who cares if it does? It is. It’s happening. The world will change around it, because the world has no choice. I’m sorry if that’s inconvenient, but it’s true.

Car le gratuit a un très grand avantage : il excerce un attrait irrésistible, du fait même de sa gratuité.

Le Penny Gap

Chris Anderson reprend ici à son compte des études comportementales menées dans différentes universités. Elles montrent que les consommateurs n’ont pas un comportement rationnel face à la gratuité, comme le voudrait la théorie économique classique.

Pour résumer, si vous proposez à un consommateur de choisir entre un bien ou un service de qualité payant (même avec un prix très faible) et un bien gratuit de faible qualité, une proportion anormale de consommateurs choisira le produit gratuit. Pas parce qu’il a le meilleur rapport qualité/prix en fonction des besoins du consommateur, mais simplement parce qu’il est gratuit.

The penny Gap

Il suffit donc qu’un des acteurs propose un produit de manière gratuite, pour qu’il prenne un avantage concurrentiel substantiel. Ce qui pousse l’ensemble des acteurs à adopter un modèle gratuit.

Deux effets immédiats :

  • face à toutes ces offres gratuites, le consommateur ne sait plus où donner de la tête et on passe dans une économie de l’attention (à nouveau un concept développé par Seth Godin depuis de nombreuses années sur son blog)
  • cela se traduit par une destruction importante de valeur pour les acteurs en place

Le « Zero Billion $ Business » ou la destruction créatrice

L’exemple développé par Chris Anderson est celui de l’encyclopédie :

  • Les acteurs de l’encyclopédie papier (Larousse, Britanica…) avaient pour habitude de vendre fort cher leurs éditions papier.
  • Puis sont arrivées les encyclopédies électroniques, dont la bien connue Encarta de Microsoft, vendue à un prix bien plus faible. Premier coup de boutoir.
  • Puis est arrivée Wikipedia, accessible gratuitement en ligne.

En quelques années, des entreprises qui avaient des revenus substantiels disparaissent, se reconvertissent ou se retrouvent sur un marché de niche. D’aucuns m’objecteront que le consommateur y a perdu en qualité et que les informations de Wikipedia sont sujettes à caution. Et bien non. Une étude très sérieuse a été menée sur ce sujet en 2006 par la revue Nature. Son résultat, commenté par The economist, est édifiant:

The findings were published in December and Britannica won-a blow had been struck by the gold-standard encyclopedia compiled by experts over the collective knowledge of a bunch of hobbyists and amateurs. Except that the results held a surprise. Britannica contained a lot of errors, and it was only 30% more accurate than the free encyclopedia.

SchumpeterCette destruction de valeur est inhérente au capitalisme et c’est ce qui fait sa force. Car cette destruction de valeur est compensée par une création de valeur supplémentaire qui répond de manière plus adéquate au besoin du consommateur. Joseph Schumpeter a été le grand économiste et philosophe qui a théorisé ce principe, comme l’illustre ce passage fameux dans Capitalisme, socialisme et démocratie (1951) :

L’impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous éléments créés par l’initiative capitaliste. [...] L’histoire de l’équipement productif d’énergie, depuis la roue hydraulique jusqu’à la turbine moderne, ou l’histoire des transports, depuis la diligence jusqu’à l’avion. L’ouverture de nouveaux marchés nationaux ou extérieurs et le développement des organisations productives, depuis l’atelier artisanal et la manufacture jusqu’aux entreprises amalgamées telles que l’U.S. Steel, constituent d’autres exemples du même processus de mutation industrielle – si l’on me passe cette expression biologique – qui révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal gré, s’y adapter.

En conclusion

L’analyse faite par Chris Anderson n’est pas neuve, mais elle est judicieuse. On peut l’accuser d’avoir fait du copier/coller, mais c’est un copier/collet intelligent qui permet au finish d’avoir une synthèse argumentée, sur l’impact de l’Internet sur la valeur que le consommateur peut accorder à un contenu toujours plus riche et toujours plus facile d’accès. Que les majors du disque n’essaient plus de nous faire pleurer avec les chutes de vente du disque. C’était écrit d’avance (mais peut-être avez-vous un avis différent sur la question?).

Reste maintenant à trouver de nouveaux business models pour l’ensemble des media. Les solutions présentées par Chris Anderson sont plus discutables, mais ceci sera l’objet d’un prochain billet.


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  1. raphael
    28/10/2009 à 09:33 | #1

    Bravo pour la qualité de tes posts

  2. Julien Lafrance
    01/11/2009 à 12:51 | #2

    Merci Raphael. Tout se passe bien à la Queue-en-Yvelines? Marie et le petit sont en pleine forme?

  3. 03/11/2009 à 17:49 | #3

    bonjour,

    Beau travail, quelle synthèse bravo !

    Je pense que le gratuit va s’imposer même si certains journaux essaient de tirer parti de la notoriété de leur marque qui fait autorité en matière de qualité pour établir un modèle payant … regardez mediapart par exemple ! Nous sommes des journalistes très connus, vous souhaitez lire des analyses pertinentes alors lisez nous :-) … ça semble séduisant et bien oui mais c’est un leurre comme le montre votre exemple sur wikipédia.

    Nous en faisons l’expérience chaque jour sur come4news où nous avons réguliérement publié des articles de grande qualité … maintenant il nous semble important de mettre en place un modèle de revenu sharing avec les producteurs d’infos qui se base forcément sur les revenus générés.

  4. Julien Lafrance
    03/11/2009 à 19:56 | #4

    Effectivement, vous devenez un media de référence, vous êtes même censuré en Tunisie où je me trouve actuellement. La rançon de la gloire…

    Pour le revenu sharing, que pensez-vous de ce que Google/Youtube propose à ses éditeurs de video de qualité tel que présenté sur leur page?
    http://www.youtube.com/partners

    et qui a été étendu cet été à tout créateur de vidéos virales avec un système de repérage assez subtil :
    http://www.techcrunch.com/2009/08/25/youtube-extends-revenue-sharing-program-to-anyone-with-a-viral-video/

  1. 27/10/2009 à 13:54 | #1